Plan Culture : Perlimpinpin partout, médiation nulle part

Le plan d'envergure du ministère de la Culture commence à prendre forme : intitulé "Culture près de chez vous", il prévoit plusieurs mesures phares, dont un projet d'itinérance des œuvres nationales et la création d'un Pass Culture à destination des jeunes adultes.

© Sergei Akulich / Unsplash

Pour Françoise Nyssen, "on n'a pas tout essayé, pour l'accès à la culture. Il faut tracer de nouvelles routes, aller au-devant de nos citoyens, ne pas attendre d'eux tous les efforts, faire notre part, nous rapprocher en particulier de ceux qui ne viennent pas. Investir les lieux qui leur sont familiers. Faire sortir la culture de ses murs. La faire vivre loin des dorures. Aller dans les territoires laissés pour compte, dans les communes qui ne vous [les artistes] voient pas passer. Ne pas seulement tendre la main, mais aller près de chacun."

Le ministère entend favoriser la circulation d'œuvres issues des collections nationales, majoritairement de la capitale vers la province. Plus de 450 œuvres "iconiques" aujourd'hui exposées dans les établissements nationaux devraient donc partir vers d'autres lieux, muséaux et non-muséaux, situés partout en France afin d'y être présentées temporairement (6 mois à un an). Le plan s'appuie sur une carte censée mettre en évidence les territoires présentant un déficit d'équipements culturels publics, territoires désignés par le ministère comme des "zones blanches".

Dans cette même optique de "décentralisation", le Pass Culture est en test dans 5 départements, avant sa réelle mise en place en 2019. L'idée ? Une application pour smartphone géolocalisée, qui recense l'actualité culturelle à proximité tout en bousculant les habitudes de l'usager (identifiées par le ministère comme des "biais"). Un budget de 500€ sera de plus accordé à chaque individu nouvellement majeur, valable durant la 19e année et qui ne pourra être dépensé que dans les biens culturels (places de spectacles, de concerts, de cinéma, visites de musées, d'expositions, de monuments, livres, certains jeux vidéos, DVDs) proposés par l'application. Ces dépenses devraient être plafonnées selon leur nature.

Outre le flou certain qui entoure ces opérations, notamment quant à leurs conditions de financement, la pertinence de l'ensemble suscite le doute. D'abord la définition datée de la culture, défendue par le ministère : en mars dernier, l'idée émise par Françoise Nyssen de faire voyager la Joconde provoquait de nombreux remous, et préfigurait les annonces plus complètes liées au plan Itinérance. Hormis les coûts liés à cette entreprise et les risques pour la sécurité et la conservation des œuvres, cette proposition vient entretenir la caricature d'une hiérarchie des biens culturels, avec au sommet la Culture avec un grand C, consacrée par l'histoire de l'art et les institutions, qui serait l'apanage des structures parisiennes face à une province bien démunie. À cela s'ajoutent une certaine condescendance dans la dénomination "zone blanche", l'obscurité de la méthodologie employée pour établir la carte de ces zones, et dans le cas du Pass Culture les critères, inconnus, qui joueront dans la sélection des biens promus par l'application.

"N'aurait-il pas fallu davantage nourrir les tissus associatifs et les acteurs locaux de la culture, interroger et objectiver les initiatives qui marchent, plutôt que décréter un "désir de Joconde" ?" concluait Mathilde Serrell dans sa chronique du 2 avril, sur France Culture. La question se pose en effet, car des initiatives qui marchent, en France, il y en a, c'est même un peu le sujet de ce blog. Et concernant l'itinérance des œuvres, plutôt que de mettre en avant les plus célèbres d'entre elles, pourquoi ne pas davantage valoriser le contenu des collections locales, bien plus riches que ce que le ministère semble croire ?

La grande oubliée de "Culture près de chez vous", c'est la médiation culturelle : ce ne sont pas les 200 micro-folies, sortes de musées modulables exposant des œuvres reproduites sur tablettes et écrans, qui devraient y changer grand chose. Si leurs Fab-labs permettront de découvrir et s'approprier la culture numérique et technique, leurs musées virtuels laissent quant-à-eux dubitatifs. Le Pass Culture part du principe qu'il suffit d'être confronté à une offre différente, voire en rupture avec ses goûts et ses habitudes, pour s'y essayer ; et que le seul fait de disposer d'un budget dédié garantit de le dépenser. Pourtant, bien qu'une réflexion sur les tarifs soit toujours à considérer, on sait que les musées, pour ne citer qu'eux, ne sont pas submergés par les foules les premiers dimanches de chaque mois, et ce malgré leur entrée gratuite.

En 2002, Olivier Donnat et Sylvie Octobre analysaient déjà : "pour une grande partie du public, la réduction tarifaire n'a de pertinence que dans le cadre d'une politique d'explicitation et d'initiation" (p.145, Les publics des équipements culturels, méthodes et résultats d'enquête). Également, un budget quel qu'il soit n'est pas un élément suffisant pour susciter l'envie de certaines activités si l'usager y est habituellement indifférent voire réfractaire. Débattant de la politique culturelle en cours depuis la dernière présidentielle, le sociologue Emmanuel Wallon le rappelait, l'accessibilité culturelle est aussi une question d'envie, motivée par l'expérience : pratique, rencontres avec des artistes et des acteurs passionnés. Du côté du plan Itinérance, l'opération s'appuie sur la renommée et le prestige des œuvres exposées pour faire son succès, et par là-même sur la médiation préalable (en première ligne, l'école). L'aspect "sélection d'élite" peut aussi être contre-productif en renforçant l'idée que ces œuvres ne peuvent être appréciées par n'importe qui.

La question de l'accessibilité culturelle, autrement plus complexe que telle que le ministère l'aborde, semble puiser une partie non négligeable de solutions dans le travail quotidien, renouvelé et toujours perfectible, fournit par les services pédagogiques ou chargés du développement et des relations avec les publics, les animateurs et intervenants de pratiques artistiques, les guides, en un mot les médiateurs et tous les acteurs avec lesquels ils collaborent. Il est donc regrettable que les organisateurs de ce qui est présenté comme une révolution aient choisi d'aussi peu interroger les professionnels de terrain. Seule action dans ce sens, le label "le musée sort de ses murs" : attribué avec ou sans financement, il bénéficiera pour l'année 2018 à une vingtaine de structures (dont le Musée des Beaux-Arts d'Agen) et soulignera les initiatives menées en dehors des espaces traditionnels d'exposition. Avec "Culture près de chez vous", on reste sur sa faim : malgré de grandes ambitions et des enjeux majeurs le plan apparaît plus soucieux de la forme que du fond, et ses effets réels risquent, en plus de se faire attendre, d'être grandement limités.


Envie d'aller plus loin ?
7 liens pour mieux cerner le sujet :

1. Le "Passe culture" : révolution ou retour à l'ancien monde ?
2. De la "Joconde, etc." au Radeau de la Méduse, une allégorie du ministère de la Culture
3. En marche vers une "gadgétisation" des droits culturels avec Françoise Nyssen ?
4. Culture près de chez vous : ce qu'il faut retenir du plan d'action pour l'itinérance
5. Politique culturelle : Jack Lang donne le "la"
6. Pass Culture : cet obscur objet (d'administration) du désir...
7. Pour une culture décentrée plurielle et métissée


Le plan "Culture près de chez vous" du ministère privilégie la diffusion d'oeuvres des musées nationaux à la valorisation des collections locales, comme garantie d'une plus grande accessibilité à la culture. Un choix étrange quand, à longueur d'année, des professionnels de la médiation et de la relation aux publics imaginent un peu partout en France des actions réellement innovantes et efficaces, et manquent de moyens pour leur donner plus d'ampleur.

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