S'émerveiller : récit d'une expérience sensible

Il y a quelques semaines, j'ai retrouvé par hasard deux livres qui ont marqué mon enfance : il s'agit de "L'Égypte au temps des pharaons" et de "Les Indiens, peuples d'Amérique", tous deux issus de la collection Miroirs de la connaissance publiée par les éditions Nathan. La particularité de cette collection éditée pour la première fois dans les années 1990 est de documenter, pour les enfants à partir de 9 ans, plusieurs thématiques ayant trait à l'histoire du monde, en complétant écrits et illustrations par des dispositifs ludiques et interactifs. 



Roues à tourner, languettes à tirer, transparents à soulever et même véritable papyrus à toucher : il n'en fallait pas plus pour faire forte impression sur moi ! Pourtant, de ces deux livres, c'est celui qui traite de l'histoire des Amérindiens que j'avais le plus encore en tête. Par inclination personnelle peut-être, mais aussi parce qu'il fut doublé d'un évènement particulier. L'avoir entre les mains m'y a replongé.



À l'âge où ces livres m'ont été offerts, j'ai visité dans le cadre de l'école le musée du Nouveau Monde, à la Rochelle. Cela ne se limitait en réalité pas à une simple visite : une rencontre était prévue entre ma classe et trois Amérindiens Navajo, deux hommes et une femme. À mes yeux, cela en faisait quelque chose d'extraordinaire : nous allions rencontrer des gens dont l'histoire et la culture étaient en partie décrits dans mon livre, contraints d'accommoder leur mode de vie à celui des occidentaux. Le fait que les deux hommes furent finalement empêchés de quitter le continent américain (problème de passeport ou de visa) ajouta fortement au caractère exceptionnel de ce moment.

Je me souviens parfaitement de cet après-midi-là : nous avons parcouru le musée accompagnés d'une médiatrice, en nous arrêtant régulièrement pour compléter la fiche à énigmes qui nous avait été confiée. Nous avons découvert les paysages et portraits posés du photographe Edward S. Curtis, pris au début du 20e siècle et dont le musée détient 267 tirages. Nous avons participé à un atelier sur le thème des calumets et des poupées Kachinas* (je n'ai jamais eu besoin, depuis, de rechercher ce mot pour m'en souvenir, et ma création est toujours en fière position dans la bibliothèque du salon). Mais surtout, nous avons échangé avec cette femme qui avait fait ce long voyage — depuis l'autre côté de l'océan ! —, et elle nous a parlé des mandalas rituels que les Navajo tracent au sol ; et ensemble nous en avons créé avec du sable coloré, dans la cour du musée.

Faire ré-émerger ce souvenir est agréable, car avec lui ressurgit un sentiment fort : celui de l'émerveillement. Rencontrer, cela voulait dire d'abord être en présence de cette femme et pas d'une autre. Vêtue selon les codes Navajo, elle s'exprimait avec douceur en anglais, et sans la traduction de la médiatrice nous n'avions que les gestes pour nous comprendre. Rencontrer, cela signifiait aussi découvrir sa culture à partir de son propre point de vue, loin des mythes et des fantasmes occidentaux, et saisir les spécificités de ses modes d'expression.

Cette journée est très certainement l'un des fondements de mon intérêt actuel pour les cultures amérindiennes, l'histoire et le présent de ces peuples et la reconnaissance de leurs droits. Elle est aussi indubitablement à l'origine de l'affection particulière que j'ai pour le musée du Nouveau Monde, malgré la dureté de certains des sujets qui y sont abordés (la colonisation du continent, la traite négrière, l'esclavage). Plus qu'une visite : c'est une expérience "hors de notre commun" à laquelle nous avons participé ; quelque chose qu'il ne nous était donné de vivre que dans ce cadre. Dès lors, le musée m'est apparu comme un espace de possibles, où le monde était à ma portée.



C'est un peu la même chose avec mes livres : parce qu'il faut les manipuler pour découvrir l'ensemble des informations qu'ils contiennent (je ne me souvenais pas d'ailleurs qu'elles étaient si denses et si précises), histoire et connaissances n'ont plus rien de sévère. Ces dispositifs, accompagnés d'illustrations qui permettent de visualiser les informations données, permettent de ne pas seulement s'éveiller à la complexité d'un sujet, mais de s'en rappeler.

Pour moi, le point essentiel qui ressort de ces deux situations, c'est la place accordée à la sensibilité du public, et la façon de s'y adresser. Plus précisément, la volonté plus ou moins maîtrisée d'affecter (ici, positivement) ce public afin que ce qui lui est présenté ne demeure pas pour lui un élément strictement extérieur, mais que cela soit perçu, capté en partie, et que de là naisse une ou plusieurs réactions. L'expérience, qu'elle s'appuie sur la manipulation physique ou sur la rencontre, a le potentiel de modifier quelque chose chez celui qui la vit. Il y a un avant et un après, qui se distinguent avec plus ou moins d'évidence : car la sensibilité à telle ou telle autre action ou dispositif de médiation est relative à chacun. Une expérience qui pourra à première vue sembler être la même pour tout un groupe pourra être vécue de façon très différente par chaque individu. Voilà en ce qui concerne ma conclusion personnelle ; pour approfondir le sujet, il faudrait certainement aller voir du côté des phénoménologies de la perception, des émotions, de la mémoire...

De ces souvenirs, l'idée qui me revient sans cesse quand il s'agit de concevoir une action, et qui à mon sens devrait préexister à tout projet de médiation est : comment atteindre en profondeur la sensibilité de chacun ? Comment créer "l'effet waouh" qui rendra chaque personne à laquelle mon action s'adresse perméable au sujet exploré ? (tiens, je viens de découvrir que "l'effet waouh/wow etc." est le nom d'un concept marketing très utilisé) Il n'est pas forcément question que cet effet soit toujours d'une intensité prodigieuse (et cette intensité variera selon les individus), mais réfléchir aux moyens de le faire apparaître contribuera à la réussite de l'action.

Je ne sais pas si ces quelques heures au musée du Nouveau Monde auront marqué avec autant d'intensité mes autres camarades. De mon côté, près de 18 ans après, j'ai reçu une surprise en feuilletant mes livres. Un petit mot oublié que j'avais mis de côté, ultime preuve de l'empreinte laissée par cette expérience sensible.



Avez-vous vécu des expériences similaires, ou reçu des retours sur l'effet "sensationnel" d'actions que vous avez mises en place ?



* Les poupées Kachinas représentent des esprits ou des concepts. Elles font partie de la tradition cultuelle des Amérindiens Hopi et sont offertes aux enfants pour que ceux-ci s'éveillent à la spiritualité et identifient les différentes Kachinas existantes. Les Navajo fabriquent eux aussi des Kachinas, sans signification religieuse, et les ont intégrées à leurs modes d'expressions artistiques : alors que les Kachinas Hopi sont taillées dans un seul morceau de peuplier, celles des Navajo se composent de matériaux très divers.


Parfois réduites à de simples outils de divertissement et d'attractivité, les actions de médiation culturelle peuvent pourtant provoquer des sentiments forts et ainsi marquer durablement leur public : la preuve dans cet article !

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